Diminution des GES: le silence des conservateurs
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Par La Presse Canadienne, 2024
MONTRÉAL — Pierre Poilievre se targue d’être à la tête du seul parti fédéral «avec un plan environnemental». Mais des chercheurs dans les secteurs de l’énergie et de l'environnement s'inquiètent que le chef du Parti conservateur du Canada n'ait rien proposé, jusqu'à présent, qui laisse présager qu'il a l'intention de diminuer les gaz à effet de serre.
Le 21 novembre dernier, après que des militants de Greenpeace se furent attachés devant sa résidence officielle à Ottawa, le chef du Parti conservateur du Canada (PCC) s’était fait demander, dans une mêlée de presse, quels seraient les objectifs climatiques du Canada sous un gouvernement Poilievre.
«Nous sommes le seul parti avec un plan environnemental, c'est-à-dire l'abondance énergétique!», avait-il lancé.
Il avait ensuite cité une série de mesures que «les conservateurs de gros bon sens» mettraient en place.
«Nous autoriserons rapidement et en toute sécurité les barrages hydroélectriques, l’énergie nucléaire, les minéraux stratégiques, le captage et le stockage du carbone, le gaz naturel canadien propre et les exportations civiles d’uranium qui remplaceront le charbon sale brûlé à l’étranger» et «c’est la technologie, et non les taxes, qui permettra de protéger l’environnement qui nous est cher et de lutter contre le changement climatique», avait indiqué M. Poilievre.
Après cette sortie, La Presse Canadienne a demandé une entrevue avec un élu ou un porte-parole du parti concernant ce plan, mais le PCC n’a pas répondu.
Début novembre, l’agence de presse a relancé le PCC en sollicitant une entrevue avec le porte-parole conservateur en matière d’environnement, Gérard Deltell, mais le parti a refusé, en prenant toutefois le soin d’envoyer une déclaration qui incluait essentiellement ce que Pierre Poilievre avait énuméré une semaine plus tôt.
À défaut de pouvoir questionner les conservateurs sur leurs intentions dans la lutte au changement climatique, il semble légitime de présumer, à partir de la déclaration du chef, que leur plan mise sur l’augmentation de la production d’énergie et le développement de nouvelles technologies.
Un plan qui augmenterait les GES
Si le plan de lutte au changement climatique repose sur «l’abondance énergétique, alors on parle d’une augmentation des gaz à effet de serre (GES)», selon Jean Philippe Sapinski, professeur d'études de l'environnement à l’Université de Moncton.
«Je n’ai jamais entendu Pierre Poilievre ou son entourage parler de réduction des gaz à effet de serre», a-t-il ajouté, en soulignant que la déclaration du chef fait abstraction d’un élément essentiel à la lutte au changement climatique: réduire notre dépendance au pétrole.
En 2022, les secteurs de l'exploitation pétrolière et gazière et des transports ont été les plus importants émetteurs de GES au Canada, contribuant respectivement pour 31 % et 22 % des émissions totales.
Il n’existe aucune façon d’atteindre la carboneutralité en 2050, la cible que le Canada s’est engagé à respecter, sans un désengagement draconien envers les énergies fossiles, a également fait remarquer Normand Mousseau, professeur de physique et directeur scientifique de l'Institut de l'énergie Trottier à Polytechnique Montréal.
Le professeur Mousseau est à la tête d’une équipe qui publie les «Trajectoires pour un Canada carboneutre», une série d’analyses qui permettent d’établir différents scénarios pour que le Canada atteigne la carboneutralité en 2050.
Ces modélisations montrent que le pays devrait éliminer 93 % de sa production pétrolière et gazière d’ici les 25 prochaines années pour atteindre la carboneutralité.
«Avant 2050, 93 % de cette production est éliminée. Ainsi, dans une trajectoire menant à la carboneutralité qui est optimale au niveau des coûts, la production de pétrole et de gaz subit une réduction drastique et rapide, sans quoi des réductions additionnelles très coûteuses seraient nécessaires ailleurs dans l’économie», peut-on lire dans la troisième édition des Trajectoires vers un Canada carboneutre.
La cible d’atteindre la carboneutralité en 2050 est inscrite dans la «Loi canadienne sur la responsabilité en matière de carboneutralité», mais on ignore si un éventuel gouvernement conservateur garderait cet objectif.
«Quelles seraient les cibles canadiennes et que ferait un gouvernement conservateur pour atteindre les cibles canadiennes? On n'a rien entendu de la part du Parti conservateur sur ces questions», a souligné Normand Mousseau.
De son côté, le professeur Sapinski doute fort que les conservateurs aient réellement l’intention de réduire les GES du pays.
«On se rappelle que l’ancien chef Erin O'Toole (en mars 2021) avait demandé un vote pour que le Parti conservateur reconnaisse la réalité du changement climatique» et «les conservateurs avaient voté contre», alors «on parle d’un parti qui est profondément dans le déni climatique», a affirmé le professeur de l’Université de Moncton.
Tarifier la pollution carbone
Il n’y a pas que le professeur Sapinski qui utilise le terme déni pour qualifier le PCC.
Selon Pierre-Olivier Pineau, professeur à HEC Montréal et responsable de la Chaire de gestion du secteur de l'énergie, le plan des conservateurs «repose sur un double déni: celui de la réalité d’une économie de marché qui fonctionne avec des signaux de prix et celui de la réalité des nouveaux projets hydroélectriques».
Comme des centaines d’économistes du pays qui ont signé une lettre ouverte au printemps dernier, le professeur Pineau croit qu’il faut mettre un prix sur les émissions de dioxyde de carbone, principalement causées par la dépendance aux combustibles fossiles.
«Quand les humains ont développé les économies de marché, on s'est rendu compte que le prix était très pratique pour indiquer la valeur des choses. Mais quand quelque chose n’a pas de prix, par exemple la pollution, elle devient gratuite. Et quand quelque chose est gratuit, on a souvent tendance à en abuser», a indiqué le principal auteur de «l’État de l’énergie au Québec», une publication annuelle qui sert de référence dans le secteur de l’énergie.
Selon le professeur Pineau, «il faut amener les acteurs économiques à trouver des alternatives pour faire en sorte que l'intérêt financier suive l'intérêt global, bien établi par la science, qui est de réduire les émissions de gaz à effet de serre».
La lutte au changement climatique «exige qu’on mette en place un signal de prix, mais si on ne veut pas être efficace, on ne met pas de signal de prix», a expliqué le professeur, qui est d’avis que, si «la taxe carbone» n’a pas encore réussi à diminuer les GES, «c’est que le signal de prix n’est pas assez élevé».
Cet avis tranche avec celui de Pierre Poilievre, qui, en septembre dernier, a déclaré que l’augmentation de la «taxe carbone» serait «une menace existentielle» à l'économie canadienne et au mode de vie des Canadiens, au point d'engendrer une «famine massive», de la «malnutrition» et «un hiver nucléaire».
Les conservateurs de Pierre Poilievre s’opposent farouchement à la tarification du gouvernement libéral et n’ont jamais proposé d’alternatives pour mettre un prix sur les émissions de CO2.
Toutefois, pour ce qui est de la tarification carbone industrielle, Normand Mousseau a rappelé que «les conservateurs ne se sont jamais prononcés officiellement sur la question».
Projets hydroélectriques
Concernant l’autorisation de construction de «barrages électriques» évoquée par Pierre Poilievre, le professeur Pierre-Olivier Pineau souligne «qu’il n’existe malheureusement plus de potentiel de développement hydroélectrique à faible coût» au pays.
Dans les dernières années, les coûts par kilowattheure (kWh) des projets d’énergie solaire et éolienne ont diminué de façon importante, alors que ceux des projets hydroélectriques ont augmenté, au point où l’estimation du coût par kWh des projets de barrages hydroélectriques est de deux à trois fois plus élevée que le solaire ou l’éolien.
Les conservateurs «semblent malheureusement démontrer une méconnaissance de la réalité des ressources naturelles au Canada qui fait peur pour un parti qui aspire au pouvoir», selon le responsable de la Chaire de gestion du secteur de l'énergie à HEC Montréal.
Il faudrait, selon lui, privilégier les nouveaux projets d’énergie éolienne et solaire, qui sont les sources les moins chères et les moins dommageables pour l’environnement.
Pour se décarboner, «le Canada devrait miser sur des corridors énergétiques, donc des lignes de transport d’électricité solaire, éolienne et d’énergie provenant de projets hydroélectriques déjà existants» pour relier les différentes régions du pays, a indiqué le professeur Pineau.
Ce qui permettrait, a-t-il ajouté, de remplacer l’énergie très polluante, comme le charbon, qui est encore utilisé dans certaines provinces.
«Remplacer cette énergie par des énergies renouvelables» représente «un très grand potentiel de réduction des GES», selon Pierre-Olivier Pineau.
Énergie nucléaire
Pierre Poilievre a évoqué l’autorisation «rapide et en toute sécurité» de l’énergie nucléaire.
«Autoriser rapidement l’énergie nucléaire, je pense que c’est une très mauvaise idée en raison des risques d’accident, ce n’est certainement pas ce qu’on veut autoriser rapidement», s’est inquiété le professeur Jean Philippe Sapinski.
«Les libéraux, comme les conservateurs, ont dans leur plan de produire du nucléaire, ce qui est absurde», selon lui.
«Si on fait abstraction de la pollution des déchets nucléaires qui restent pour toujours, économiquement, ce n’est pas viable pour réduire les GES», car «c’est la façon la plus chère de produire de l’électricité, ça peut atteindre 35 cents le kilowattheure», a expliqué le professeur de l’Université de Moncton.
Également, «on n’a pas le temps de faire du nucléaire pour faire face à la crise climatique, ce n’est pas réaliste, les centrales prennent 10 ans à construire, alors que les alternatives sont l’éolien et le solaire, qui se mettent en place très rapidement et qui sont les façons les moins chères de produire de l’électricité», a-t-il ajouté.
Le gaz naturel
Utiliser «le gaz naturel canadien propre» pour remplacer «le charbon sale brûlé à l’étranger», comme le soutient Pierre Poilievre, «n’est pas une façon de réduire les GES du Canada, mais ça reste une bonne idée», a concédé Pierre-Olivier Pineau.
Il faut savoir que si le Canada produit du gaz naturel pour le vendre à l’étranger, les GES émis lors de sa production seront comptabilisés sur le territoire canadien. Toutefois, les GES produits lors de la combustion de ce gaz seront comptabilisés dans le pays à qui le gaz a été vendu.
Donc, exporter du gaz naturel, pour que celui-ci remplace une source d’énergie plus polluante, n’est pas une façon de réduire les GES au Canada.
«Mais le gaz naturel canadien peut être utile pour décarboner» un autre pays, en remplaçant le charbon, selon le professeur Pineau.
L’opinion du professeur Sapinsky est toutefois différente.
«Le problème, c'est que le gaz dit naturel est un gaz fossile qui émet du méthane. Le méthane est un gaz à effet de serre très puissant. Sur un horizon de 20 ans, il est 86 fois plus dommageable que le gaz carbonique pour le changement climatique» et «certaines études considèrent même que, lorsqu’on prend en compte les fuites de gaz à l’extraction et sur le réseau de distribution», le gaz dit naturel «réchauffe le climat autant que le charbon», a expliqué Jean Pierre Sapinsky.
Captage et stockage
Pour le professeur Sapinsky, «le captage et le stockage» du carbone sont «une lubie» et des «procédés qui coûtent tellement cher que ce n’est pas réaliste dans le contexte fiscal actuel.
Les professeurs Mousseau et Pineau, pour leur part, sont d’avis que les technologies de capture et séquestration du carbone seront essentielles pour atteindre la carboneutralité.
Il faut «continuer à faire des recherches et développer cette technologie» même «si ça coûte très cher», a souligné Pierre-Olivier Pineau.
«Dans un premier temps, il faut réduire nos émissions, c'est le plus important. Et lorsqu’on sera rendu à 80 % ou 90 % de réduction des émissions, il va rester un 10 ou 20 % de nos émissions qui seront très difficiles à réduire et c’est pour ces émissions qu’on devra avoir recours au captage et à la séquestration de CO2.»
Le monde se rapproche de sa dernière chance, selon le GIEC
Le sixième rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat ou GIEC, publié en mars 2023, indiquait que le monde se rapprochait de sa dernière chance de prévenir les pires dommages du changement climatique.
En annexe de ce rapport, les scientifiques ont publié un résumé pour les décideurs politiques dans lequel il est écrit que «toutes les trajectoires mondiales modélisées qui limitent le réchauffement à 1,5 degré Celsius» impliquent des «réductions des émissions de gaz à effet de serre rapides et profondes» dans «tous les secteurs au cours de cette décennie».
Le dérèglement climatique, causé principalement par notre dépendance aux énergies fossiles, risque de provoquer son lot de conséquences néfastes sur les écosystèmes, comme une mortalité accrue des arbres, l’effondrement des principaux systèmes de circulation océanique, le dégel brutal du pergélisol boréal, l’effondrement des systèmes de récifs coralliens tropicaux et ces phénomènes auraient des conséquences irréversibles et dangereuses pour la santé des humains, leur approvisionnement en eau en nourriture, selon le GIEC.
Stéphane Blais, La Presse Canadienne